PÉRIGNAC : PAICHEL ET RAT-MAGE

Les rats devaient presser le pas puisque le cheval Arthur conservait une vitesse respectable, même si son cavalier s’imaginait que les pas de chevaux étaient au rythme de ceux des rongeurs. En réalité, pour suivre cette cadence, les bêtes devaient courir à travers bois. Comme il fallait s’y attendre, les plus lents se retrouvèrent loin derrière le groupe. Bientôt, l’armée fut complètement dispersée. Cholé-Rat et Scélé-Rat se tenaient toutefois assez près de leur héros. Lorsqu’ils réalisèrent que tous leurs confrères se trouvaient trop éloignés pour les entendre discuter, Cholé-Rat dit ainsi à son ami essoufflé :

- Si notre homme décide d’emballer son maudit cheval, il va nous falloir des ailes pour le suivre. Il ne faut surtout pas le perdre de vue. J’espère que tu as un bon plan pour te débarrasser de cet imbécile de Paichel car le CHEF ne veut pas devoir partager l’or avec ce fou dangereux.

- Ton chef pourra simplement le faire disparaître dès qu’il lui aura volé l’or destiné au roi.

- Non, mes amis les brigands sont des voleurs et non des assassins. Le chef ne tient pas du tout à se balancer au bout d’une corde. Par contre, personne n’a encore vu un rat se faire pendre pour meurtre. C’est donc à toi de t’arranger pour éliminer cet homme.

- Nous pourrions toujours demander à tes amis d’offrir une faible part à notre héros pour qu’il oublie volontairement les visages et les noms de ceux qui l’auront volé sur la route?

- Pas question, lui répondit Choléra. Ce stupide héros est trop convaincu d’avoir une mission divine à accomplir pour qu’il cède à une telle proposition. Alors, je te laisse le soin de trouver la bonne solution. En attendant, continue à lui laisser croire que tu es converti à sa noble cause. Ce Paichel doit avoir pleinement confiance en toi si tu veux qu’il tombe dans le piège au moment voulu...

En somme, ces deux bêtes s’étaient jointes à cette bande de rats d’égouts dans l’unique intention de s’emparer de l’or que transporterait le pauvre clochard. Ils ignoraient où se trouvait le bourg de Beau-Brave et ce TRÉSOR SOUTERRAIN évoqué par Rat-Mage. Par conséquent, le mieux était de s’y laisser guider par ce Paichel. Il serait bon de préciser que Scélé-Rat résidait normalement au clocher de Saint-Étienne et qu’il lui fut donc facile de surprendre la conversation entre le clochard et le rat blanc.

L’aube n’était pas encore levée lorsqu’une troupe de vingt cavaliers se mit à la poursuite de Paichel. Puisque le seigneur Granollin n’était pas le genre à s’en laisser imposer par un clochard, il rassembla plusieurs gens de sa maison afin d’aller corriger Arthur et son cavalier. Ce bourgeois prétentieux possédait un vaste domaine dans l’Île-de-France, soit tout près de Paris. C’est d’ailleurs en sortant de cette luxueuse propriété que cette troupe fut rejointe par une dizaine de soldats de la garde privée de l’évêché de Paris. Ils étaient toujours à la recherche de cet homme du clocher. La brève description faite par ce seigneur indigné par l’audace du voleur de son pur-sang, appelé Arthur, fut suffisante pour que le commandant de la garde décide de se joindre à lui pour rattraper le fugitif. C’est ainsi que la troupe de trente cavaliers s’élança sur la route poussiéreuse.

À une lieue seulement de Paris se trouvait un arbre en travers de la route. Il fut déplacé par cinq hommes et la troupe se remit au galop. Mais à un quart de lieue plus loin se trouvaient deux autres arbres en travers du chemin. Le seigneur Granollin cria dans sa colère :

- Ce maudit homme a prit le temps de nous barrer la route dans sa fuite. Déplacez-moi vite ces arbres et pressez-vous de monter en selle.

- Un homme seul ne pourrait avoir ni le temps, ni la force d’accomplir ce travail, lui répondit le commandant avant de descendre de cheval.

Il inspecta rapidement le bord du chemin et revint vers le seigneur Granollin qui était demeuré sur sa monture et lui dit d’une voix troublée :

- Aucun arbre ne semble avoir été déraciné ou encore coupé à cet endroit, mon seigneur.

- Cherchez-vous à me dire, commandant, qu’ils proviennent de nulle part?

- Je l’affirme, mon seigneur. Cet homme est le diable pour être en mesure de faire apparaître des arbres de cette taille en travers du chemin.

- Je vous en prie, ne sautez pas aux conclusions avant d’avoir fait des recherches à l’intérieur du bois. Il se peut alors que vous trouviez les traces de troncs fraîchement coupés. Lorsque vous aurez obtenu une réponse, arrangez-vous pour nous rejoindre car je n’ai pas l’intention de vous attendre.

Les hommes du seigneur Granollin suivirent leur maître pendant que le commandant et sa petite troupe firent des recherches dans le bois. Mais à moins de trois cents mètres plus loin se trouvaient six arbres en travers du chemin. Cette fois-ci, le seigneur Granollin s’arrêta et vit alors deux ombres lumineuses se mouvoir dans le bois. L’une d’elle avait l’aspect d’un géant et l’autre était celle de Boulette. Par contre, le noble ne pouvait entendre le dialogue échangé entre ces deux entités. L’ombre animale disait au géant :

- Si tu veux me faire encore plaisir, peux-tu lancer deux ou trois arbres de plus sur la route afin de retarder les poursuivants de mon ancien maître?

- Moi, GÉNIDESFORAPRÈLAMOR fera très gros plaisir à petit chien ami que moi trouva près de grande rivière des morts et moi lancer d’autres arbres sans attendre.

L’étrange géant au langage particulier déracina un chêne d’une seule main et le lança sur la route sans le moindre effort. Le seigneur Granollin s’empressa de rebrousser chemin après avoir été témoin d’un fait qu’il qualifiait de diabolique.

Le petit chien venait d’intervenir une autre fois pour aider Paichel dans sa première mission sur Terre. L’animal désincarné s’était fait un ami en mourant. Ce géant du nom de Génidesforaprèlamor( génie des forts après la mort) l’avait trouvé endormi près de la rivière qui sépare le monde des morts et des vivants. Une fois éveillé par le passeur de l’autre rive, Boulette voulut se rendre au pays des fées, mais une voix mystérieuse lui dit ainsi : “ Ton ancien maître se fera bientôt poursuivre par des gens qui veulent le pendre. Nous t’autorisons à les retarder afin de laisser Paichel organiser sa défense.”

Le jour naissait de nouveau sur la terre des saints, c’est-à-dire sur Chartres. Quelques ombres nocturnes fuyaient les premiers rayons du soleil en longeant les collines et rampant dans les champs. Nos amis Paichel, Rat-Mage et Arthur étaient arrivés dans cette Beauce, que certains Parisiens disaient sacrée depuis l’époque où des druides y pratiquaient un culte à cet endroit précis où fut érigée la cathédrale de Chartres. Le clochard ne put s’empêcher de fixer ce monument en disant à ses compagnons :

- La voici donc cette architecture de pierres qui fait rêver tant de gens mes amis! Croyez-le ou non, ce n’est pas tant son allure qui m’impressionne, mais plutôt tous ces souterrains voilés par cette belle église. Dame Antoinette Plantard me parlait souvent des sources pures qui coulaient sous la cathédrale depuis que l’homme est sur terre. J’étais très jeune, mais je me souviens encore des récits que ma mère adoptive me faisait avant que je m’endorme dans ses bras. Elle me disait que cette magnifique demeure de Chartres fut construite pour cacher un grand mystère religieux entourant une Vierge-Mère. Selon elle, cette vierge était noire puisqu’elle vivait à l’intérieur d’un chêne millénaire, dressé au-dessus d’une source souterraine. Les druides se réunissaient devant cet arbre et cueillaient sa sève. Ce chêne magique n’était pas un érable, mais grâce à ses profondes racines qui s’étendaient jusqu’à cette source souterraine, son eau sortait par petites gouttes par une brèche de l’arbre et celui qui la buvait pouvait entrer en communication avec cette Vierge étrange. Comme je l’ai dit, elle vivait dans ce chêne entouré par plusieurs arbres communs. Pour bien l’identifier, les druides écrivirent en runes le grand secret de leur culte sur une pierre qui se trouvait à l’endroit même où se dresse aujourd’hui cette cathédrale. Le texte se lisait ainsi : …Ici est l’intérieur du mystère et de la vie secrète du chêne, porteur du fruit à ouvrir comme la noix. Ce n’est pas celle-ci qui se mange, mais ce qui est caché dans la coquille…

- Selon toi, il existerait un grand mystère sous cette cathédrale?, lui demanda Rat-Mage intrigué.

- Je suis convaincu que toutes les pierres, les vitraux et les statues de cette magnifique coquille de Chartres évoquent, à leurs façons, l’existence réelle de ce fameux souterrain de la Vierge-Mère.

Paichel désirait s’agenouiller devant la cathédrale mais Arthur ne lui donna aucune occasion de descendre de la selle. Un taureau courait dans le champ et semblait poursuivre quelque chose. Le cheval crut important de s’éloigner rapidement pour protéger son cavalier.

- Il faut fuir, cria le cheval avant de s’élancer à toute allure dans la direction opposée.

- Arrête, supplia le cavalier qui éprouvait de la difficulté à se maintenir en équilibre sur la selle.

- Nous allons tous nous tuer! , gémit le petit rat blanc, à présent caché dans le collet de chemise de son héros. Tu parles d’un sacrée aventure! Mais que vient faire ce taureau aux alentours d’une cathédrale?

- Il s’est probablement échappé de son enclos, lui dit l’homme entre deux respirations coupées. Aide-moi à faire arrêter ce froussard d’Arthur.

Le cheval freina aussitôt pour ensuite s’écrier d’une voix indignée :

- J’ai fui pour te protéger et c’est toi qui me traite de FROUSSARD? Je vais te prouver que je suis issu d’une race de chevaux guerriers.

- Que veux-tu dire au juste? , demanda craintivement son cavalier.

En effet, Paichel aurait souhaité voir Arthur poursuivre sa route, mais, tel un cheval de combat, il chargea le taureau après avoir fait volte-face. Le pauvre clochard se crut à sa dernière heure mais plusieurs voix crièrent de joie : “ Rat-Mage, Rat-Mage notre ami!”

Le cheval freina en découvrant à dix mètres devant lui une vingtaine de rats bruns qui tournaient joyeusement autour d’un taureau sans qu’il semble leur manifester la moindre agressivité. Alors, le rat blanc s’écria à son tour :

- Mes amis, mission accomplie. Voici notre héros Fontaimé Denlar Paichel et son fier cheval Arthur.

- Vive notre héros et gloire à celui qui porte sur son dos l’illustre défenseur de nos droits, s’exclama une voix pleine de reconnaissance.

Un gros rat brun sortit du groupe et rassura son ami Rat-Mage lorsqu’il le vit fixer le taureau d’un air apeuré. Ce rongeur du nom de Rat-Ja lui dit en riant :

- Voyons, on dirait bien que tu as pris froid! C’est la température ou notre ami Brutus qui te rend aussi grelottant?

- Qui est ce taureau, Rat-Ja? , lui demanda le pauvre rat, encore pâle de peur.

- Brutus est devenu notre ami et notre protecteur depuis que nous l’avons libéré de son enclos. Des humains cherchaient à le marquer au fer rouge mais le pauvre animal implorait de l’aide. Puisque nous étions cachés non loin de là en attendant ton retour, nous ne pouvions demeurer indifférents aux gémissements du taureau. Alors, nous nous sommes introduits sous le mur de l’enclos et avons semé tant de tumulte au sein de ce groupe de rudes gaillards que Brutus parvint heureusement à leur échapper.

- Et j’en serai éternellement reconnaissant, dit alors le taureau d’une voix émue.

- Hé! Bien! , s’exclama Paichel d’un air rassuré, si j’ai accepté de protéger mon ami Arthur contre son mauvais maître, je t’offre également de te joindre à notre armée. Un taureau n’est pas à dédaigner dans les circonstances.

- Je suis votre fidèle protecteur, lui répondit la bête à cornes.

- Si nous pouvions trouver des amis éléphants comme dans mon pays des Indes, dit Rat-Ja, les rats augmenteraient davantage le nombre de leurs protecteurs.

- Nous ne sommes pas en guerre, se contenta de répondre le héros.

Au même instant, arrivèrent les rats gris. Ils semblaient non seulement exténués, mais pressés de rejoindre leur héros. Scélé-Rat lui cria :

- Il faut te cacher Paichel, une troupe de plusieurs cavaliers sont à une lieue d’ici.

- Est-ce que le noble que vous avez mordu sur la route fait partie du groupe? , demanda Rat-Mage sans attendre.

- J’en ai bien peur, lui répondit froidement Cholé-Rat.

Les rats gris et bruns fraternisèrent rapidement car il fallait s’attendre à devoir combattre ce seigneur Granollin. De peine et de misère, la troupe avait réussi à se frayer un chemin malgré les arbres jonchés sur le parcours et surtout, à vaincre la peur de ces deux êtres lumineux qui disparurent enfin au petit jour.

- Regardez ce gros nuage de poussière qui se rapproche! Il vaudrait mieux déguerpir de ce champ. Il faut se mettre à l’abri, sans quoi nous serons faits comme des rats s’ils parviennent à nous encercler.

- Faits comme des rats? Tu parles de quels rats, Paichel?, lui signifia son ami indigné. Pourquoi faut-il nous croire vaincus avant de combattre, mes amis? Montrons à ces humains que les rats ne se laissent pas prendre aussi facilement. Dispersez-vous et au signal de notre héros, encerclez ces cavaliers de toutes parts.

- Bien parlé Rat-Mage, lui cria Rat-Ja. Dispersons-nous en respectant la forme du cercle. Ainsi, nous allons le refermer et nos ennemis seront faits comme des humains!

- Ainsi, je serai l’appât parfait, dit alors Paichel en demeurant fièrement sur son cheval. Toi, Brutus, cache-toi dans les hautes herbes et n’en sors que si le besoin s’en fait sentir. Il est inutile de découvrir trop tôt toutes les armes de combat de mon armée. Toutefois, mes amis, ce pauvre héros que je suis risque de faire pipi dans sa culotte si le combat dure trop longtemps.

- Ce n’est ni le moment, ni l’endroit pour faire tes besoins, lui répondit Rat-Mage qui n’avait pas prévu qu’un héros pouvait éprouver des besoins naturels comme tout le monde. N’a-t-on jamais lu dans les récits épiques que tel ou tel chevalier quitta la scène d’un combat pour aller faire son...

- Toute vérité n’est pas bonne à dire, gémit alors son héros en se tortillant sur sa selle.

Tous les rats se rassemblèrent autour de leur héros et se dispersèrent ensuite dans le champ selon les recommandations de Rat-Ja. Le taureau alla rapidement se cacher derrière un buisson composé en partie de broussailles. Arthur demeura immobile au milieu du pré mais Paichel monta debout sur la selle et commença à faire son besoin en criant ironiquement : “ Veuillez patienter messieurs; je suis à vous dans un instant.”

La troupe de cavaliers se trouva rapidement devant notre homme et le seigneur Granollin cria à ses serviteurs : “ Emparez-vous de ce grossier et indécent personnage.” Paichel fut entouré par l’ennemi et regardait d’un air désintéressé tous ces chevaux et cavaliers qui tournaient autour de lui comme s’il se trouvait au centre d’un carrousel. Il termina de faire son besoin en gémissant de désespoir : “ Sacré nom d’un chien, vont-ils me laisser faire mon pipi tranquille, ces barbares!” Un cavalier tenta de lui saisir une cheville dans le but de le faire chuter en bas de sa monture, mais reçu rapidement l’autre pied du clochard en pleine figure. Il fut éjecté de sa selle par la violence du coup. Deux autres braves tentèrent de s’emparer du mors de son cheval, mais Paichel se fit un devoir de leurs ramener un coup de savate derrière la nuque. Ils basculèrent par-dessus leurs montures. Le seigneur Granollin sentit l’humiliation lui monter dans ses veines gonflées d’orgueil lorsque le clochard s’installa confortablement sur son cheval avant de frapper rudement du poing ceux qui cherchaient à le saisir. Rat-Mage griffait de son mieux les envahisseurs et Arthur donnait des coups de sabots.

- Bande d’imbéciles, cria le seigneur Granollin, allez-vous enfin vous décider à le faire descendre de son maudit cheval?

- Cet homme doit cacher des enclumes dans ses poings, dit alors l’un des agresseurs étourdi par une solide droite qui lui fit perdre deux dents.

En effet, Paichel n’était pas un petit homme malgré son allure fragile. On ne manie pas une masse de forgeron sans se former les bras et les poignets. Lorsque notre homme se sentit assailli de tous les côtés en même temps, il cria :

- À moi les rats!

- À nous deux, les ennemis de notre héros! , répondirent les rongeurs qui sortaient de partout à la fois.

Le seigneur Granollin ne tenait pas du tout à se faire mordre les fesses à nouveau. Il abandonna ses hommes entre les griffes de ses ennemis toujours de plus en plus nombreux, afin de fuir à pied le champ de bataille. Son cheval le désarçonna dès que le taureau sortit brusquement de sa cachette. “ Reviens ici saleté de malheur, lui cria-t-il en vain.” Son palefroi (cheval de marche, de parade et de cérémonie) disparut sans se soucier de son maître. Brutus gratta le sol en mugissant et chargea ensuite sur le fugitif. Le seigneur Granollin fut poursuivi un long moment par cette bête qui prenait plaisir à lui déchirer ses beaux habits. Les cornes pointues piquaient les fesses déjà endolories de ce bourgeois qui suppliait ses hommes de venir le secourir. Alors Paichel commanda aux rats de cesser le combat afin de laisser leurs ennemis fuir à pieds et Brutus les poursuivit sur la route qui conduisait encore à Paris. Les rongeurs dansaient et criaient fièrement : “ Victoire, victoire.”

Lorsque le taureau revint retrouver ses amis, il dit en jubilant de joie :

- Ils ne sont pas prêts de revenir avant plusieurs heures. Ils couraient si vite que j’éprouvais de la difficulté à les talonner. J’ai ralenti mon allure pour m’amuser un peu à les regarder détaler dans une côte. Ils n’osaient par regarder derrière eux comme s’ils étaient certains que j’allais les poursuivre ainsi jusqu’à Paris.

- Tu as accompli un beau travail, lui répondit le clochard amusé. Mais il faut tout de même songer à présent à partir d’ici avant leur retour. Je suis convaincu que ce seigneur n’abandonnera pas son projet de me retirer Arthur. Alors, attendez-moi tous ici un moment.

Paichel s’approcha amicalement des chevaux laissés là par ses ennemis et les flatta tous en leur parlant de son projet. Les bêtes détournèrent la tête en même temps pour examiner d’un air indécis les amis du clochard. L’homme dit :

- Allons mes amis, les rats ne vont pas vous griffer si vous acceptez de les laisser s’installer sur votre dos. Puis, pourquoi ne pas devenir leurs compagnons et participer à notre mission? Vos anciens maîtres vont-ils vous remercier si vous regagnez docilement le domaine du seigneur Granollin?

- Il a raison, dit l’un des chevaux. Je veux bien servir de monture à tes amis rongeurs mais je trouve tout de même que cela ne se fait pas normalement entre espèces animales.

- Les humains sont en guerre contre les rats, répondit tristement Paichel. En temps de guerre, tout est permis, même ce qui ne se fait pas. Entre animaux, il faut parfois apprendre à devenir solidaires puisque vous vivez tous dans le même monde.

Lorsque les vingt chevaux se mirent d’accord pour accepter la proposition du farfelu clochard, notre homme fit signe aux rats de s’approcher. Il leur dit ainsi :

- Je sais que vous éprouverez de la difficulté à me suivre à pieds jusqu’au bourg de Beau-Brave. Comme il faut se presser afin de remettre au plus tôt cette rançon qui garantira votre droit d’existence, je vous propose de monter sur vos nouveaux compagnons de route. Les chevaux vont accepter de vous laisser prendre place sur leurs dos à la condition d’éviter de les griffer, n’est-ce pas?

- Ça alors! , s’exclama Rat-Tardé, nous allons trotter sur leurs dos et eux vont marcher sur la route sans nous fatiguer?

- Moi je veux tenir les guides, dit un jeune raton excité.

- Personne n’aura à tenir les guides voyons, s’écria Paichel qui ne voulait pas voir les rats se disputer pour les places. Vous n’allez tout de même pas me dire en plus sur quel cheval vous désirez prendre place et encore moins décider de sa couleur.

Les rongeurs comprirent parfaitement le message et cessèrent toute compétition. Tous les rats, au nombre de cent quarante-deux, s’installèrent joyeusement sur leurs transporteurs quelque peu craintifs. Rat-Mage demanda à Cholé-Rat de venir prendre place sur Arthur. L’envoyé de Rat-Ma préférait attendre un meilleur moment pour le faire arrêter et en attendant, il jugeait préférable de le surveiller de très près.

Le bourg de Beau-Brave n’était pas indiqué sur les cartes de France. Il se trouvait dans la région de Flers, peut-être même dans la future ville de Tinchebray ou de Domfront. C’était évidemment en Normandie que nos amis poursuivirent leur voyage à partir de Chartres. Ceux-ci prirent plusieurs jours pour l’atteindre puisqu’il fallait faire de nombreux détours pour éviter les endroits habités. La petite armée ne rencontra aucun obstacle jusqu’à ce qu’elle parvienne à une demi-lieue de Rouen. Une étrange odeur émanait d’un vaste champ recouvert de cendres encore chaudes. Paichel détourna les yeux en découvrant les restes de milliers de rats calcinés.

- C’est horrible, gémit le pauvre défenseur des rats. Ils ont déjà débuté l’holocauste.

- Arrêtons-nous, dit Rat-Mage en pleurant à chaudes larmes. Attendons la nuit avant de traverser les alentours de Rouen.

La petite armée se cacha dans un bois en évitant de regarder vers ce champ que Rat-Ja appela sans hésiter : champ du génocide. Aucun rat n’osait parler mais ces rongeurs éprouvaient sans doute les mêmes impressions de torpeur et de dégoût envers les exterminateurs de leur race, que les humains auraient pu ressentir dans les mêmes circonstances.

Peu de temps avant la brunante, des cris et des pleurs se firent entendre sur la route. Pas moins de dix charrettes roulaient lentement en direction de ce champ noirci. Dans celles-ci étaient alignées plusieurs grandes cages remplies de rats. Les hommes qui les conduisaient à leur lieu d’extermination ne pouvaient comprendre le sens des sons stridents et cacophoniques qui remplissaient l’air comme d’étranges litanies mortuaires. Paichel pleurait en écoutant ces cris de désespoir, ces gémissements de rates tentant de supplier les hommes d’épargner leurs petits. Pour les bourreaux, il ne s’agissait que de VERMINES mais pour le clochard alarmé, ces hommes s’octroyaient ce droit de détruire des créatures de Dieu. Il ne pouvait demeurer là sans rien faire. En peu de temps, des paysans allumèrent un feu énorme mais lorsqu’ils revinrent à leurs charrettes, ils trouvèrent toutes les cages vides. Ils virent leurs prisonniers courir au bout de la route avant de disparaître dans une courbe. Ils se mirent à leur poursuite mais Brutus laissa le cortège de rats avec Paichel et vint freiner les poursuivants. Il les chassa assez loin pour permettre aux rongeurs de s’éloigner de Rouen.

Paichel fit une halte plus loin afin d’attendre le taureau Brutus et surtout pour analyser la situation. Son armée venait d’augmenter à plus de deux mille rats. Il fallait devoir s’occuper des rates enceintes, des jeunes ratons et enfin des blessés. Il faut dire que les exterminateurs maltraitaient les petites bêtes en les lançant violemment au fond des cages. D’autres se blessaient dans les minces filets tendus sous une couche de feuilles mortes. Attirés par des morceaux de fromage, les naïfs se retrouvaient rapidement enfermés dans les pièges. Les chasseurs de primes étaient payés pour chaque rat qu’ils attrapaient et n’hésitaient pas à les enfermer dans des poches avant de les offrir aux exterminateurs. Le massacre ne faisait que commencer à travers le pays et déjà les morts se comptaient par milliers dans un seul champ calciné. Paichel fit donc de son mieux pour accommoder les pauvres réfugiés. Il demanda à ceux qui pouvaient marcher de céder leurs places aux rats qui n’étaient pas en mesure de suivre son armée. Rat-Mage dit à son héros :

- Que ferons-nous si nous tombons entre les mains d’une troupe de chasseurs de primes? Notre armée ne pourra défendre toute cette population qui va nous suivre jusqu’au village du seigneur de Beau-Brave. Tu ne crois pas que nous devrions diviser les réfugiés en trois groupes? Si les exterminateurs devaient se dresser devant nous avec des filets, ils n’auraient qu’à les lancer pour obtenir une pêche miraculeuse.

- Je suis de ton avis, lui répondit le clochard en ordonnant immédiatement à Cholé-Rat et à Scélé-Rat de séparer les réfugiés en trois groupes. J’irai devant avec un premier groupe, Scélé-Rat suivra à une demi-lieue avec le deuxième et Cholé-Rat se tiendra à une autre bonne distance avec les derniers rongeurs.

- Le mieux serait de fermer la marche avec Brutus, demanda son petit compagnon d’une voix convaincante. Si le groupe de Cholé-Rat se fait attaquer, le taureau pourra mieux le protéger. En ce qui nous concerne, mes confrères et les rats gris sauront mener un rude combat si l’ennemi nous attaque de front.

- C’est une excellente idée, lui répondit Paichel en opinant de la tête.

En réalité, le rat blanc ne tenait pas à voir Cholé-Rat diriger seul un groupe qu’il pourrait fort bien manipuler à ses dépens puisqu’il était parfaitement conscient que ce bandit ferait tout pour se débarrasser de lui. Il était, par conséquent, primordial de ne lui laisser aucun moyen d’augmenter ses pouvoirs. Brutus serait, à son insu, le véritable responsable de ce groupe car il le savait fidèle au héros.

Le cortège se remit en route et Rat-Mage s’installa sur l’épaule de son ami pour lui dire d’une voix troublée :

- J’ai peur pour toi Paichel. S’il faut qu’on t’arrête, le seigneur Granollin va t’accuser de lui avoir volé son Arthur et vingt autres chevaux de qualité. Puis, je n’ose songer aux propriétaires de Brutus qui ne tarderont pas à t’accuser de vol.

- Il faut dire d’EMPRUNT mon bon ami, se contenta de répondre le clochard qui siffla ensuite pour tenter de rassurer son compagnon des plus inquiet.

- Écoute entêté, nous venons de libérer des rats et du même coup, défier un décret royal qui ordonne l’extermination de notre race. Tu ne penses pas que c’est la potence qui t’attend pour avoir entravé le travail des bourreaux de notre peuple?

- Sacré-nom-d’un-chien, on dirait que tu cherches à me faire regretter ce que j’ai fait!

- Mais pas du tout, répondit son compagnon attristé. Je désire simplement te faire comprendre que je ne voudrais pas que les hommes te pendent pour avoir tenté d’aider notre cause.

- C’est à toi de m’écouter à présent mon pauvre ami. Si je passe mon temps à craindre la pendaison, tu ne trouverais pas cela ridicule s’il fallait que je me noie bêtement en traversant une rivière? On a quelle satisfaction de craindre la pendaison avant d’avoir la corde au cou? Tu vois, je ne suis pas de ces humains qui s’imaginent décider entièrement de leurs destins. J’écoute mon cœur puisque c’est lui qui me guide finalement vers ce que je dois faire.

- Ainsi, tu ne regrettes rien? Tu es libre de nous abandonner à notre sort si tu le veux. Je croyais pouvoir sauver mes frères avant que s’accomplisse le travail des exterminateurs de notre race. Il nous reste l’exode, tu sais.

- Non, il reste à reprendre votre liberté. La fuite ne pourrait être qu’une solution temporaire. Vous serez persécutés ailleurs et exterminés si nous ne pouvons faire cesser ce génocide. Je n’ai pas demandé à devenir votre défenseur, mais je vais tout de même accomplir mon travail réformiste des rats de France puisque j’y suis conduit par les événements. Sommes-nous encore loin du bourg de Beau-Brave?

- Non, nous y serons avant la fin de la nuit.

- Tu veux bien me parler de ce village?, lui demanda Paichel.

- Oh! Ce n’est pas assez grand pour le désigner ainsi. Il est si petit parmi les autres bourgs normands qu’il passe souvent pour un vieux monastère encerclé de pauvres chaumières. Beau-Brave est sans doute le plus démuni de toute la France. Les gens n’y voient jamais de visiteurs et travaillent durement pour leur seigneur que je qualifie de profiteur et de sans cœur. Il ne sort jamais de son château depuis qu’il porte un masque horrible.

- Que veux-tu dire par HORRIBLE?

- Il est très laid tu sais! On raconte qu’il a été défiguré par un chaudron rempli de métaux en ébullition. Il aurait tenté de fabriquer de l’or mais le fourneau se serait mis à chauffer si fort que le chaudron noir éclata devant sa figure. On ajoute que ce seigneur acheta tout de même le château et le bourg avec l’or qu’il aurait fabriqué avant son fâcheux accident. C’est pourquoi, les rats ne sont pas disposés à lui révéler l’existence des souterrains de son bourg. Nous savons que ce bourgeois voudrait s’enrichir davantage afin de faire la guerre aux autres seigneurs normands. Avec cet or, il lui serait facile d’entretenir une grande armée.

Après mille détours par des routes secondaires, le long cortège arriva sans incident à destination. Le bourg de Beau-Brave semblait s’être endormi entre deux collines arrondies et près d’un joli bois rempli de hauts chênes millénaires. À leurs branches, pendaient des feuilles rougies par les premiers jours d’automne. Là, aux abords de cette forêt dense, se dressait un vieux château, entouré de petites maisons à moitié délabrées par l’usure et la pauvreté. On aurait dit des huttes en granite, recouvertes d’un toit de chaume. Elles entouraient un château qui n’avait rien d’un monastère malgré ce silence du temps qui en avait moisi les pans de bois et ses damiers de pierre. Ceux-ci étaient typiques de cette région plus nordique que française.

Tous les habitants dormaient paisiblement puisque Paichel et son groupe arrivèrent dans ce petit bourg bien avant l’aube. Rat-Mage pointa de sa patte la vieille chapelle située juste derrière le village. Son compagnon comprit aussitôt que c’était dans cette humble église que se trouvait l’entrée secrète des souterrains. Le petit rongeur lui dit à voix basse :

- Il ne faudrait pas réveiller les gens en traversant le bourg. Nous allons, mes confrères et moi, trouver un abri des plus discret pour les chevaux et pour Brutus si nous parvenons à les faire pénétrer dans la grange du presbytère sans faire le moindre bruit. Le curé Laviolette est notre ami. Il acceptera de les cacher sans nous poser de questions.

Paichel lui répondit d’un air amusé :

- Et pour les deux mille rats, allons-nous les loger au presbytère?

- Mais non voyons! Les souterrains sont encore plus vastes que le bourg. Pour y accéder, il faut passer par la sacristie de Sainte-Marie-des-puys. C’est le nom de cette pauvre mais fort jolie chapelle.

- D’accord, nous devrons donc demander au curé La Vieillette de nous ouvrir la grande porte de son église, n’est-ce pas?

- Laviolette qu’il se nomme et non “la vieillette”, voyons! Puis, je pense que le curé ignore qu’il existe des souterrains sous sa chapelle. L’entrée se trouve sous le plancher de la sacristie. Il suffit de déplacer l’une des dalles correctement pour voir s’ouvrir le mur situé derrière une armoire qui sert à y ranger les vêtements religieux.

- Bon, lui dit Paichel, il faut donc s’arranger pour le mettre au courant de ce secret, à moins que tu le juges indigne de ta confiance.

- Il en est digne mais surtout trop généreux de nature, lui répondit le rat. Nous lui aurions parlé de l’existence de notre trésor et des souterrains si nous avions été convaincus qu’il n’offre pas cet or aux pauvres villageois. Ce n’est pas ainsi qu’on pourrait les aider, mais en tentant de changer le cœur de ce seigneur de Beau-Brave.

- L’un n’empêche pas l’autre, mon ami. Mais je crois comprendre que tu connais suffisamment les hommes pour savoir que le curé Lavignette, pardon, Laviolette sera une cible facile pour les profiteurs et les voleurs. Si quelqu’un découvre qu’il y a de l’or sous ce bourg, il en est fait de ce petit village et même de son curé. Les puissants enverront leurs armées pour s’en emparer et les pauvres gens perdront leurs maisons et seront chassés comme de vulgaires mouches de leur propre village. Oui, tout cela pour un peu d’or qui devrait normalement soulager leur misère.

- Oui Paichel, c’est ce que nous craignons le plus.

- Tu crois que ce curé aura pitié de tous nos réfugiés.

- Je le crois, mais pour cela, il faudra le réveiller en pleine nuit. Il va bien lui falloir une éternité pour se sortir du lit car, il faut le dire, le bon curé est vraiment énorme.

Paichel et Rat-Mage s’introduisirent secrètement au village encore endormi pendant que leurs amis les attendaient à une lieue de là. Tous les rats apprirent du cheval Arthur, les recommandations de leur héros. Il fallait se tenir prêt à entrer au village en se suivant à la queue leu leu et surtout, sans faire le moindre bruit. Des rats bruns utilisèrent des herbes mélangées à de la boue pour confectionner rapidement des coussins pour les chevaux et Brutus. On voulait éviter que le bruit des sabots éveillent les villageois. Un rongeur aurait même demandé au taureau de marcher sur la pointe des sabots mais l’autre lui répondit froidement : “ Je ne suis pas un danseur de ballet, mais un taureau!”

Le petit rat entraîna son ami derrière le presbytère. La fenêtre de chambre du curé se trouvait juste à côté de la sacristie. Rat-Mage demanda à son héros de le déposer sur le bord de la fenêtre et gratta ensuite dans la vitre poussiéreuse sans toutefois parvenir à réveiller le gros dormeur. Alors le clochard frappa deux fois et le curé se mit à se tortiller lourdement dans sa vieille couchette en grognant : “ Sainte Mère de Dieu, cette fenêtre s’est encore ouverte. Si ce n’est pas elle, c’est une autre tuile qui vient de tomber du toit.” Un second coup bien frappé dans la vitre sortit le gros monsieur de son demi-sommeil. Il se roula sur le bord du lit afin de pouvoir se lever sans trop de difficulté. Il ouvrit la fenêtre en disant à voix basse :

- Sainte Mère de Dieu, mais que me veux-tu à cette heure de la nuit, Rat-Mage? Puis, qui est cet étranger qui me fait des saluts de la main?

- C’est mon ami Paichel, monsieur le curé, lui répondit le rat en laissant ensuite son héros tendre la main au gros bonhomme, vêtu de sa robe de nuit et coiffé de son bonnet rongé par les mites.

- Je suis Fontaimé Denlar Paichel, illustre clochard de Paris, monsieur le curé.

- Oh! Il fallait me le dire tout de suite, s’exclama le religieux en affichant un sourire charitable. Ma maison est pour les pauvres brebis du Seigneur. Vous n’avez qu’à pousser la porte que vous voyez là et m’attendre à la cuisine. Je m’habille et vous je prépare quelque chose à manger.

Le curé referma sa fenêtre et Paichel se mit à rire de bon cœur en saisissant le petit rat qui lui dit sans attendre :

- Ne ris pas si fort; tu vas réveiller les voisins. D’ailleurs, j’aimerais bien savoir ce qui te fait rire ainsi?

- C’est qu’il me prend vraiment pour un clochard venu lui demander la charité.

- Et après!, lui demanda le rat.

- Bien, ais-je l’allure d’un homme affamé?

- Écoute mon héros, ce curé est de bonne foi en s’imaginant voir devant lui un pauvre homme qui vient lui demander la charité. Commence par l’accepter et ensuite nous discuterons de ce qui nous amène chez-lui.

L’homme et le rat entrèrent dans cette cuisine très modeste et le bon curé s’empressa de se vêtir avant de venir serrer le clochard dans ses bras. Il lui dit sans attendre :

- Mon brave homme, vous devez être affamé? Je n’ai que quelques petits pains à vous offrir mais en fouillant bien, je saurai vous trouver un peu de fromage, si évidemment les rats ont eu la générosité de m’en emprunter à la fromagerie du sans cœur BOBO-GRAVE!

- De qui? , demanda Paichel en se laissant offrir une chaise par le curé.

- C’est ainsi que les enfants du village appellent le seigneur de Beau-Brave. Ce châtelain n’est vraiment heureux que lorsqu’il bat ses serviteurs, ainsi que les enfants qui travaillent durement dans ses vignobles et dans sa petite fromagerie située derrière le château. Je dis petite, monsieur, car les quelques vaches qui broutent dans le coin sont tellement battues par ce cruel personnage qu’elles pourraient facilement fournir le triple de ce lait qui, par miracle, ne sort pas déjà fouetté de leurs pies! À l’occasion, les rats me trouvent un peu de fromage puisque ce dur châtelain se refuse à m’en offrir pour les pauvres villageois. Je dois l’avouer, les mieux nantis de notre bourg mangent à peine à leur faim.

Ceci dit, le bon curé alla voir dans une grande armoire pour ensuite s’écrier en joignant les mains :

- Sainte Mère de Dieu, c’est beaucoup trop pour le pauvre homme que je suis! Tes amis, Rat-Mage, sont vraiment trop généreux! Regardez-moi cette meule de fromage mon cher monsieur Pêchesel; n’est-ce pas un cadeau du ciel?

Paichel se leva rapidement pour venir examiner ce gros fromage qui provenait évidemment de la fromagerie privée du seigneur de Beau-Brave. Il avait été transporté dans cette armoire par les rats du village. Un trou assez gros d’ailleurs se trouvait au fond de ce meuble sculpté au centre de sa porte. On aurait dit un genre de “mandala”représentant un saint homme qui transportait un jeune enfant sur ses épaules au milieu d’un ruisseau. Autour du médaillon était écrit en latin : Offerus expurgem justis de causis. Cela pouvait se traduire par : Offerus souffre pour une bonne cause.

Le curé venait de découvrir un présent offert par les rats. Il s’empressa de bénir le fromage en disant :

- Mon Dieu, dans ta grande miséricorde, une meule de fromage vient d’apparaître dans cette armoire sans l’intervention des hommes. Ce matin, après la messe dominicale, j’aurai un morceau de cette nourriture pour mes fidèles. Je te supplie mon Dieu, au nom de ton Fils Glorieux, daigne protéger ces rats qui nous aident à supporter nos misères.

- Amen, répondit tristement le clochard. Mon père, le roi a ordonné l’extermination de tous les rats de France.

- Je sais mon fils; des rongeurs sont venus m’en avertir, il y a de cela deux jours à peine, lui répondit le brave curé en s’essuyant les yeux rapidement.

Le religieux plaça ensuite les petits pains sur la table et Paichel s’empressa d’en porter un à sa bouche pour le dévorer sans attendre. On aurait dit un homme ayant jeûné depuis une centaine d’années. Le bon père lui souriait mais Rat-Mage lui fit signe de ne pas exagérer dans son imitation du “pauvre homme affamé”. Mais, comme l’appétit vient en mangeant, dit un dicton, le clochard se mit à se gaver de petits pains, au grand désespoir du rat blanc. Il finit par mettre un terme à sa gourmandise en lui mordant un doigt dès que l’autre rapprocha sa main de la corbeille déjà presque vide. Puis, le curé déposa trois morceaux de fromage dans une assiette en laiton et la plaça sur la table. Il s’affaissa ensuite sur une chaise herculéenne avant de dire à ses invités :

- Vous venez de Paris mon ami? Mais où donc avez-vous rencontré Rat-Mage?

- Justement à Paris, mon père, lui répondit Paichel d’une voix angoissée. Pardonnez-moi de ne pas vous expliquer en détail cette rencontre car je crains qu’il fasse jour bientôt vous savez!

- Et alors, n’est-ce pas naturel de voir le jour se lever?, lui demanda le curé en riant.

- Mon père, gémit Rat-Mage qui songeait également à ses amis qui devaient être prêt à entrer au village, il s’agit d’une question de vie ou de mort. Nous avons recueilli des milliers de rats qu’il faut mettre à l’abri des exterminateurs.

- Des milliers, dis-tu? Mais le bourg ne pourrait en abriter autant voyons! Il est vrai que les villageois aiment les rats mais encore...

- Rat-Mage, dit alors Paichel d’un ton rassurant, il faut tout dire à monsieur le curé.

C’est ainsi que le père Laviolette apprit rapidement les aventures de ses invités et l’existence des souterrains. Il ne fronça même pas les sourcils lorsque le rat blanc lui parla de l’or et des raisons qui avaient motivé cette décision de ne rien lui dire avant cette nuit-là.

- L’or ne m’intéresse pas du tout, se contenta de répondre le curé en souriant.

- Vous savez sans doute comment réagissent les hommes lorsqu’il est question d’un gisement d’or mon père? , lui demanda le clochard étonné par l’indifférence du religieux.

- L’or, mon fils, est un métal si froid monsieur qu’il doit sûrement changer le cœur de ceux qui se battent pour en posséder beaucoup. Il serait néfaste pour les villageois d’en avoir à moins qu’ils sachent l’utiliser avec sagesse. Je connais trop d’hommes que l’or a rendus fous, pour douter qu’il sème le désordre dans l’esprit des gens. Mais si ce vil métal peut sauver les rats, je suis disposé à vous aider à l’extraire.

- Mais je n’ai jamais dit que l’or des souterrains était à l’état brut, s’exclama le rongeur amusé. J’ai dit qu’il y avait beaucoup d’or.

- Des pièces d’or? , s’empressa de lui demander Paichel excité.

- Oui, des pièces d’or, des statues en or massifs, des bijoux anciens, des armes et des armures ornées de pierres précieuses également!

- Mais d’où peut bien provenir ce prestigieux trésor Rat-Mage?

- Notre Maître Rat-Ma pense qu’il s’agit d’objets oubliés là par des pilleurs de grandes cités de l’Antiquité. Nous avons retrouvé des statues de grande valeur qui personnifient des dieux Grecs et Romains. Il se peut que les pillards aient simplement succombé au cours d’une infructueuse récolte d’objets précieux. S’ils ont tous péris lors d’un combat, par exemple, il est possible de croire qu’ils emportèrent leurs secrets dans leur tombe. Rat-Ma nous a dit qu’il est rare qu’un trésor demeure secrètement caché aussi longtemps à moins qu’il n’y ait personne pour le réclamer.

- C’est fascinant, s’exclama le clochard qui s’intéressait de plus en plus à l’origine même de ces trésors plutôt qu’à sa valeur matérielle.

- C’est bien joli tout ça, dit le bon curé Laviolette, mais laissons de côté cette histoire de pillards de trésors anciens afin de nous occuper de vos amis. Je vais vous ouvrir la porte de la chapelle, mais je compte sur toi, Rat-Mage, pour que tes amis réfugiés baissent respectueusement les yeux lorsqu’ils devront passer devant les statues de Saint-Pierre, Saint-Luc, Saint-Jean, Saint-Offerus-du-Christ-Roi, Sainte-Madeleine-de-Compostelle, Sainte-Marie-Stella et enfin, Sainte-Marie-des-Puys, notre sainte patronne...Amen!

- Il vaudrait mieux installer Brutus, Arthur et les autres chevaux dans la grange en premier lieu, suggéra Paichel en se levant. S’il faut que des gens découvrent leur présence au village, j’ai l’impression que le seigneur Granollin ne tardera pas à venir nous rendre visite.

- J’espère que vos chevaux “empruntés”, ainsi que ce taureau voudront bien accepter de loger dans mon écurie que vous appelez si gentiment “ la grange”, lui répondit le gros curé en se redressant lourdement sur ses petites jambes. Il va falloir que j’informe ma jument Blanchette qu’elle aura des visiteurs pour lui tenir compagnie pour un certain temps.

- Et moi, je m’empresse d’aller ouvrir le passage secret dans la sacristie, dit le rongeur en sautant hors de la table.

- Attends-moi, demanda son compagnon en lui tendant la main. J’aimerais bien assister à l’ouverture de cette porte si c’est possible.

- C’est justement impossible Paichel. Il est préférable de me laisser faire seul ce travail et ce, SECRÈTEMENT. Rat-Ma vit dans ces souterrains, loin du monde extérieur. Si quelqu’un parvenait à descendre dans son repaire secret sans y être le bienvenu, tu t’imagines bien que mon Maître perdrait du même coup son royaume. Alors, mon héros et vous monsieur le curé, il me faut votre promesse de ne jamais tenter d’ouvrir cette porte à moins que Rat-Ma lui-même vous dévoile la manière de vous y prendre.

Les deux hommes se regardèrent d’un air désolé mais le curé soupira avant de répondre :

- Tu as ma parole, mon petit. De toute façon, il est moins difficile d’ignorer un secret que de devoir le cacher jusque dans la tombe. Et toi mon fils, qu’en penses-tu?

- Je pense, dit tristement Paichel en fixant le rat, qu’on pouvait tout se dire entre amis!

- Il n’y a pas d’amitié qui puisse être assez puissante pour briser le sceau d’un secret, lui répondit Rat-Mage d’une voix sincère. Un jour ou l’autre, l’un des amis se fâche contre l’autre et finit par révéler ce que celui-ci n’était pas autorisé à lui dire. Je regrette de devoir adopter la prudence en refusant de partager mon secret.

- Bon! Tant pis alors, lui dit son compagnon en souriant. Je ne peux insister davantage puisque la sécurité de ton maître doit passer avant toute autre considération. Je te donne ma parole de ne jamais tenter quoique ce soit pour ouvrir ce passage secret. Toutefois, crois-tu que Rat-Ma serait disposé à me le révéler?

- Je ne suis pas Rat-Ma pour décider de ses volontés, dit le petit rat avant de sortir de la cuisine.

Paichel et le curé allèrent s’occuper des chevaux et du taureau pendant que Rat-Mage se rendit rapidement à la sacristie pour y pratiquer un étrange rituel sur l’une des dalles du plancher. Celle-ci ne présentait rien de particulier à part de se trouver au centre de ce genre de plancher-damier en pierres très anciennes et de différentes couleurs. Le rongeur sauta tout d’abord sur les quatre coins de la dalle rouge pour ensuite tourner rapidement autour de celle-ci. Puis, il sauta de nouveau sur deux coins de la pierre et finalement au centre du carré pour aussitôt actionner le mécanisme secret qui déplaça un gros meuble en chêne. Il s’ouvrit exactement comme une lourde porte et sans faire le moindre bruit. L’entrée des souterrains avait l’aspect d’une porte en anse de panier, légèrement obstruée par des branches d’arbres desséchées. Derrière ce mur se trouvait un long escalier en forme de spirale. Juste à voir la solidité et la structure parfaitement carrée de ces marches, il va sans dire que ce long escalier fut réalisé par des mains de maîtres. Rat-Mage s’engagea sans attendre dans le passage secret afin d’aller prévenir Rat-Ma de son retour. Il descendit les centaines de marches qui conduisaient dans une vaste galerie éclairée par des lampes énormes. Elles étaient suspendues à la voûte par de longues chaînes en or. Rat-Mage cria aussitôt en relevant la tête vers un balcon situé à une vingtaine de mètres de hauteur :

- Me voici de retour, bon Maître Rat-Ma. Je pense qu’il est inutile de vous raconter mon aventure puisque vos informateurs doivent sûrement vous avoir dit que nous avons sauvé des milliers de nos frères à Rouen?

- Oui, mes serviteurs ont déjà préparé des galeries pour accueillir ces réfugiés, lui répondit une voix qui résonnait dans la salle vide. Tu as accompli ta mission même si l’application du décret royal a malheureusement fait des victimes avant que nous puissions préparer un plan de survie. Tu dois à présent remonter à la chapelle afin de guider ces réfugiés qui sont déjà en route vers la sacristie. Puis, informe tes amis humains que je désire les recevoir demain au cours de notre réunion du conseil.

- Oui, Maître Rat-Ma, répondit le rat blanc avant de retourner vers la sacristie.

Au fond de cette grotte éclairée se trouvait ce balcon élevé où un rat à la fourrure épaisse et dorée regardait en bas tout en appuyant deux pattes blanches sur la rampe en or massif. Le chef du conseil législatif des rats de France regarda un moment son émissaire remonter l’escalier et frappa ensuite trois fois dans ses pattes d’en avant. Un rat brun se présenta rapidement à lui après être passé par un trou situé derrière ce genre de loge. Le Maître lui dit :

- Rat-Mage a enfin réussi à identifier Cholé-Rat. Il faut l’arrêter discrètement et l’envoyer passer un certain temps dans notre caverne du Rat-Zès. Il faut espérer qu’un peu de réflexion le corrigera de voler les pauvres gens. Puis, en ce qui concerne notre défenseur, j’ai vraiment hâte de le rencontrer depuis que je sais qu’il deviendra le missionnaire des Grands-Maîtres de l’invisible dont je suis l’humble serviteur. Nous devrons lui faire confiance puisque Paichel est Arkarien comme nous. Il ignore que nous sommes les survivants de l’Atlantide, terre d’accueil de nos ancêtres d’Arkara. Il est inutile de lui révéler maintenant que les rats des souterrains de Beau-Brave furent autrefois des humains comme lui.

- Maître Rat-Ma, lui demanda le serviteur fidèle, est-ce vrai que ce Paichel est le fils d’une fée?

- Non seulement Paichel est l’enfant d’une fée, mais sache qu’il est un immortel comme ses guides de l’univers invisible qui vont un jour l’envoyer en mission dans toutes les époques de la vie sur Terre. Il ne faudra jamais lui révéler son immortalité puisqu’il est encore trop fragile spirituellement pour en comprendre les raisons.

Tout se déroula à merveille. Les chevaux et le taureau furent bien installés dans l’écurie du curé Laviolette, tous les rats saluèrent respectueusement les statues de la chapelle en passant devant elles à la queue leu leu et descendirent rapidement aux souterrains. Ils y furent accueillis par des rats bruns forts charitables. Montré discrètement par Rat-Mage, le bandit Cholé-Rat se fit saisir par quatre gros rongeurs et disparut de la circulation sans que personne ne réalise son départ.

Paichel et le curé demeurèrent sagement à la sacristie et sourirent candidement au petit rat blanc lorsque celui-ci remonta des souterrains afin de venir refermer cette entrée secrète.

- Puis-je vous demander de vous retourner un instant messieurs?

- Pourquoi pas après tout, lui répondit le curé en riant. Allez mon brave curieux Painciel, il faut vous retourner aussi!

- Sacré-nom-d’un-chien, j’aurais bien aimé les visiter ces souterrains, répliqua le clochard en se retournant sans se presser.

Le rat sauta deux fois au centre de la dalle rouge et le meuble se remit en place. Rat-Mage s’exclama ensuite en riant de bon cœur :

- Vous pouvez vous retourner à présent. Mes amis, je ne voudrais pas oublier de vous dire que mon Maître Rat-Ma désire vous rencontrer tous les deux, demain soir. J’espère que mon héros sera assez HÉROÏQUE pour patienter jusque là? De toute façon, c’est Rat-Ma qui va vous dire quelle quantité d’or devra servir à la rançon des rats de France.

- Je n’aime pas attendre, mais que puis-je y faire? , dit tristement Paichel.

- Tu devrais en profiter pour te reposer, mon héros, dit le rat d’un air coquin.

La petite cloche de Sainte-Marie-des-Puys résonna dès six heures du matin afin d’appeler les fidèles à la messe. Tous les villageois se rassemblèrent dans la jolie chapelle tout en examinant d’un air surpris le clochard assis au dernier banc de l’église. Il vit alors des enfants déposer des ratons dans des petits paniers placés dans un coin de la nef, pour ensuite les transporter à leurs bancs. Lorsque notre homme releva lentement la tête pour examiner le plafond, il remarqua la présence de plusieurs rats bruns et d’autres noirs qui s’installaient joyeusement sur les longues poutres de la voûte. Personne ne semblait s’étonner de voir des rongeurs assister à la messe du dimanche.

Le curé Laviolette profita de son homélie pour parler des créatures du bon Dieu. Il dit à ses fidèles :

- Mes chers frères et soeurs, nous avons appliqué cette loi d’amour qui veut que l’on aime même les animaux. Un jour, nous avons fait la paix en nous, entre-nous et cet amour fraternel nous a amenés à faire la paix aussi avec les animaux de notre bourg. Les rats sont devenus nos amis et les chats sont devenus les amis des rats. Même ma grosse jument a cessé de craindre les rongeurs qui se sont établis dans le grenier de l’écurie. Encore cette nuit, les rats ont apporté cette meule de fromage que j’ai divisée, afin de la partager avec vous après la messe. Mais ce matin, j’ai une bien triste nouvelle à vous annoncer. Le roi vient d’autoriser la destruction de tous les rats du pays. Cet homme que vous dévisagez depuis tantôt est non seulement le grand ami et protecteur des rats de France, mais leur HÉROS. Voici mes frères et soeurs, Afontimé Péchenel.

Le clochard se leva et s’empressa de rectifier son nom, tout en saluant d’un geste gracieux toutes les dames et demoiselles.

- Fontaimé Denlar Paichel pour vous servir mesdames, mesdemoiselles et messieurs!

- Vive notre héros, s’exclamèrent les rats du plafond en courant joyeusement sur les poutres.

- Vive monsieur Paichel, crièrent les villageois intrigués par ce curieux personnage à l’allure de clochard.

Les rongeurs jubilaient de joie sur les poutres mais seuls Paichel et le curé Laviolette pouvaient comprendre leur langue bizarre. Puis, tout redevint silencieux jusqu’à la fin de l’office religieux. Les villageois et les rats tenaient tous à rencontrer cet homme qui était devenu, malgré lui, un genre de célébrité locale depuis qu’on le savait le défenseur des malheureuses bêtes. Il faut savoir que ce petit bourg est devenu, avec les années, le seul coin de France où les rongeurs pouvaient loger légalement chez les villageois. Mais pour des raisons sécuritaires, Paichel n’étaient pas disposé à révéler la présence des milliers de réfugiés enfouis puisqu’il aurait fallu dévoiler l’existence des souterrains du village et...du trésor. Puis, en cachant Brutus, Arthur et les vingt chevaux aux villageois, on évitait qu’une langue trop longue raconte les avoir vus dans ce bourg. Le curé, Rat-Mage et Paichel étaient persuadés pouvoir sortir l’or de la “rançon des rats” avant deux jours et ainsi, les fugitifs pourraient s’en retourner à Rouen dès la levée du décret royal.

Paichel profita de cette belle journée d’automne pour visiter les villageois. Il entra tout d’abord dans la maison la plus pauvre du bourg. Elle était habitée par une famille de dix-huit enfants vraiment maigres et maladifs. Même le chat de cette chaumière était à prendre en pitié avec son long corps squelettique, ses longs poils noirs et cotonneux et sa mine abominable. Ce chat du nom de Poil long et surnommé Poêlon par les enfants, se tenait dans un coin en compagnie de cinq vieux rats tout aussi maigres. Rat-Bougri, Rat-Chétisme, Rat-Courci, Rat-Lenti et enfin, le plus faible de tous, du nom de Rat-Molli, se levèrent difficilement de leurs places afin de venir donner la patte à leur héros.

Dans une autre vieille maison encagée entre quatre arbres qui en cachaient la pauvreté, vivait le forgeron du village. Il était également barbier et arracheur de dents. Il n’avait pas de chat, mais trois rats qui l’aidaient volontiers dans sa forge. Rat-Zoir voyait à faire aller le soufflet du fourneau, Rat-Bot et Rat-Piécé aidaient de leur mieux dans la maison de cet homme. Juste derrière la forge se trouvait un sentier qui menait à la chaumière de l’auberge. Cette vieille demeure aux portes et fenêtres closes était habitée uniquement par des rongeurs aux moeurs légères et par d’autres rats de passage. C’est ainsi que Paichel eut l’occasion de rencontrer les locataires qui avaient pour noms : Rat-Toureux, Rat-Colleur, Rat-Vi-Oli, Rat-Lit, Rat-Finé, Rat-Foleur et enfin, trois rates : Rat-Vissante, Rat-Fole et Rat-Tineuse.

Le clochard visita ensuite le jardinier du château qui vivait dans un ancien pavillon de chasse. C’était là que s’étaient établis Rat-Teau, Rat-Pelle, Rat-Dis, Rat-Cine, Rat-Tissette et enfin, Rat-Coin. D’autres rongeurs vivaient au presbytère. C’étaient Rat-Dieux, Rat-Meau et Rat-Bin. Les rats qui logeaient à la cuisine du château avaient pour nom : Rat-Goût, Rat-Tion, Rat-Vigotte, Rat-Pé et Rat-Vitailleur. L’unique rat qui aimait se loger sur la cheminée de la fromagerie portait le nom de Rat-Moneur. Il passait pour un rat noir mais en réalité, sa fourrure angora était rousse.

Paichel était heureux de pouvoir rencontrer ces joyeux rats du bourg de Beau-Brave, même si certains rongeurs vivaient aux dépens des autres membres de leur espèce. Ainsi, Rat-Caille, Rat-Tatouille, Rat-Pace, Rat-Embo, Rat-Din, Rat-Cisme, Rat-Té et Rat-Ket préféraient vivre du produit de leurs méfaits et surtout fréquenter un compère de Scélé-Rat qui avait pour nom, Rat-Pine. Ces bêtes passèrent souvent devant un conseil de justice composé de trois juges élus par les rongeurs du village. Ces hauts dignitaires s’appelaient : Rat-Chat, Rat-Dical et Rat-Tionnel.

Vers la fin de l’après-midi, le clochard flâna tout près du château entouré d’un fossé rempli d’eau. C’est là qu’il vit une maison flottante habitée par Rat-Fiau, Rat-Deau et Rat-Meur. Cette embarcation de fortune était emportée par un courant peu important, et nos trois matelots-rongeurs tentaient tant bien que mal de la maintenir au milieu du fossé. Il pouvait avoir une dizaine de mètres de largeur et peut-être un seul de profondeur. Un rat cria à Paichel qui venait de s’asseoir sur le bord de la rive :

- Bonjour notre héros! N’est-ce pas une journée idéale pour naviguer sur la mer de Beau-Brave! Nous ferons le tour du château en trois jours si les vents cessent de mettre notre navire “tribord-amures” (ce qui signifie : recevoir le vent de tribord ).

- Oui, oui, s’empressa de répondre l’homme en souriant.

- Ah! Cette vague risque de nous projeter contre un récif, Rat-Meur. Vois-tu une terre à l’horizon?

- Mais voyons, si on voit un récif, mon Rat-Fiau, c’est qu’il y également une terre pas loin!

- Oh! Il faut en être sûr en demandant à Rat-Deau de monter au Grand-perroquet pour nous dire s’il la voit devant nous.

La maison flottante ne possédait aucune voile et nos rats recréaient sans doute en imagination leurs aventures en haute mer. En effet, ces rongeurs étaient trois anciens rats de cales. Paichel prenait beaucoup de plaisir à les regarder manœuvrer cette frêle embarcation. Alors une voix très douce se fit entendre par l’une des fenêtres du château.

- Rat-Fiau, mon ami, pourrais-tu apporter cette missive à monsieur le curé Laviolette?

- Tout de suite mademoiselle Baichamelle, lui répondit le vieux rat dans une langue que la jeune fille ne pouvait comprendre. Il sauta aussitôt à l’eau pour saisir dans sa gueule un petit tube qui flottait allègrement à la surface de cette mer peu profonde.

Paichel se releva pour examiner, malheureusement de beaucoup trop loin, cette jolie châtelaine toujours à la fenêtre de sa chambre. Notre homme se sentit faiblir en découvrant la beauté angélique de celle qui lui souriait timidement. Le clochard lui fit une sorte de révérence qui devait, en principe, faire la preuve de sa galanterie. Mais dès qu’il gesticula une sorte de chasse-mouches de la main droite en se penchant un peu trop bas, il perdit l’équilibre et chuta tête première dans le fossé.

- Mais qui est ce charmant jeune homme aux manières étranges? , demanda la demoiselle amusée à dame Estelle.

- Je l’ignore mademoiselle; toutefois, il semble bien qu’il nage en notre direction.

Paichel traversa ce fossé en trois brasses et se retrouva rapidement au bord de l’escarpe du château. Comme il ne pouvait tenir sur ce mince espace situé entre la palissade et le fossé, le clochard se contenta de crier son amour en demeurant dans cette fâcheuse position inconfortable.

- Je vous salue, dame et demoiselle du château. Pardonnez-moi de devoir me présenter à vous sans prendre rendez-vous et sans obtenir ce privilège de vous baiser les mains en véritable gentilhomme. Mais aurais-je reçu cet honneur de pouvoir m’adresser à vous si j’avais eu cette maladresse d’entrer par la grande porte du château? Belle dame et belle demoiselle, votre humble serviteur, Fontaimé Denlar Paichel va malheureusement se noyer s’il demeure dans cette vase qui le retient prisonnier.

Le clochard cherchait un moyen d’émouvoir la demoiselle en s’agenouillant lentement au fond de ce fossé peu profond.

- Oh! Malheur! Je m’enlise dangereusement, mais vous semblez prendre plaisir à me voir m’enfoncer dans cette vase mortelle?

- Monsieur Paichel, lui répondit la demoiselle en riant de bon coeur, le fond du fossé a été recouvert de pierres qui n’ont jamais disparues sous la vase depuis qu’elles y ont été déposées là par les bâtisseurs du château.

L’homme se releva timidement en disant :

- Peu m’importe le ridicule, ma belle demoiselle Baichamelle; c’est le son de votre voix que je désirais entendre afin de bercer ce coeur qui se débat dans ma poitrine. Il ne pourrait cesser de souffrir d’amour depuis que je vous ai entendu prononcer mon nom d’une voix douce comme le miel...Oui, je vous offre ce coeur...

Au même instant, le pauvre homme reçu un pot de fleur sur la tête. Dame Estelle lui cria bêtement :

- Comment osez-vous, étranger, faire la cour à une demoiselle qui sera bientôt mariée au noble seigneur Granollin?

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